mardi 6 juillet 2010

- Cérémonia.

Minuit moins dix. Elle enjamba sans aucune difficulté le parapet, dernier obstacle à sa folie nocturne, compagne de tous les jours, de toutes les nuits. Plutôt de ses nuits, en fait. Ce désir d'évasion et cette mélancolie maladive étaient alors ses meilleures amies, ses confidentes, ses maîtres à penser. Elle portait son short noir et son haut violet, qu'elle aimait tant. Sûrement les ultimes choses pour lesquelles elle dépensa un peu d'affection.

Ses yeux bleus, vides et rougis des larmes incessantes, scrutaient l'horizon. Comme s'il y avait un quelconque espoir. Une échappatoire. Une sortie de secours. Ou encore une trappe dissimulée sous ses pieds nus, qui la ferait disparaître instantanément. Où ? A l'abri des regards, de la foule, des gens, et d'elle-même. Sa carapace contre le reste du monde n'était pas un bouclier assez puissant contre les cauchemars et les fantômes du passé ne cessant de la hanter.

On aurait pu croire que la funeste tragédie était déjà survenue, tellement sa peau était blanche. Elle faisait écho à la pleine lune, pâle. Comme si un peintre avait minutieusement désiré une harmonie des couleurs dans ce sombre paysage. Du clair-obscur. Très bien. Quoiqu'un peu sinistre pour une galerie d'art.

Elle ressemblait un peu à un ange, sculpté dans un seul morceau de pierre, immobile. En position de pénitence, un désir étrange et inexplicable d'être absous, pardonné de ses pêchés passés, présents et même futurs d'ailleurs.

Ses membres crispés par le froid ambiant ne montrèrent aucune résistance. Ils aurait dû. Qui sait, ils l'auraient peut-être sauvé. Tout au moins de sa bêtise si ce n'est de ces souvenirs invivables.

Elle cligna plusieurs fois des yeux et se redressa, affrontant en duel, la nuit, et ses pires démons. Peine perdue. Elle avait déjà essayé et se savait trop faible. Elle fronça les sourcils, forçant sa mémoire à recoller les morceaux dispersés, tellement loin. Rien. Elle jeta un coup d'œil autour d'elle. La pile de vêtements sales ainsi que le cendrier débordant lui revinrent d'outre-tombe. Cela ne l'étonna guère. Elle serra les poings si fort que ses ongles lui griffèrent l'intérieur des mains. Ses dents grincèrent, de colère, de rage. Mais ses yeux, eux, ne voyaient que regret et peine. Fatigue et faiblesse. Impuissance et nostalgie. Déception et rancœur.

Et voilà qu'elle devint muette. Elle préférait se taire et hurler en silence plutôt que de rendre sourd son maigre entourage. Un vieil ami, auquel elle n'osait pas donner de nom, lui rendait alors visite tard le soir. C'est quand elle sentait la nausée déborder, de l'estomac aux bords des lèvres, et la réalité vaciller sous ses frêles jambes, qu'elle lui faisait appel. Souvent c'était quand même l'ombre elle-même qui venait en personne jusqu'à elle, par de sinueux chemins, parcourus maintenant à l'aveuglette. Il lui permettait de s'envoler loin, de ne plus toucher terre. D'enfin croire aux couleurs et à l'amour, à la confiance et au bonheur. Et ces soirs-là, on pouvait entendre ses rires résonner jusqu'au firmament. Jusqu'aux étoiles, et même plus loin encore. Son cœur battait pour de vrai, pompant joie et vie. Elle caressait tendrement le ciel du bout des doigts, pour de vrai. L'ami revint plusieurs fois par mois, puis par semaines, et enfin par soirées.

Ses bras lâchèrent le parapet, elle tenait en équilibre, du bout des pieds, au bord du vide. Le plus majestueux des funambules dira la voisine d'en face, derrière sa fenêtre. C'est les yeux fermés et un drôle de sourire aux lèvres qu'elle heurta le sol. Elle avait pourtant de grandes et gracieuses ailes tatouées dans le dos.